vendredi 14 août 2009

3. La Fête de Monsieur Sale (1985)


L'ALBUM CULTE

La Fête de Monsieur Sale est un livre si beau qu'il est étrangement très difficile de l'apprécier tellement ses niveaux de lecture sont nombreux. Giguère s'y surpasse en poussant l'audace jusqu'à négliger la réalité pour lui préférer une folie qui, à la première lecture, nous semble complètement banale et nous enduit l'esprit d'un onguent à saveur d'inconfort. Nous entrons dans la vie de Monsieur Sale comme entre au pénitencier le petit revendeur d'électroménagers de contrebande : la tête basse et le cul serré.

Cette bestiole brune, barbouillée, arriverait à tirer des larmes à un homme sans yeux. Sa description est d'une jolie simplicité :

Monsieur Sale est sale. Il salie [sic] tout le monde. (page 2)

Toutefois, comme le mentionne Albert Mills dans son déjà cité Poïétique et Galimatias chez Giguère, ces deux phrases ne doivent pas uniquement se lire, mais aussi s'entendre, ce qui donne cette très poétique affirmation :

Monsieur Sale est salle, il s'allie tout le monde.

ou, traduit dans un contexte christique,

Il est Église ; il est Amour.

Ainsi, la faute d'orthographe de Giguère serait un indice, "une clef magique permettant la découverte d'un monde fraternel où les laideurs poussiéreuses et vérolées sont les vedettes de tous et chacun, mais surtout de chacun, dans l'individualité égocentrique bienfaitrice du bonheur" (dixit Albert Mills, page 24).

Soyons honnêtes, tous. Qui ferait 111 kilomètres pour célébrer l'anniversaire de Monsieur Sale, un être épouvantable qui pleure la veille de sa fête croyant qu'on l'a oublié demain ?

Demain c'est la fête de Monsieur Sale. Tout le monde la oublier [sic]. (page 3)

Monsieur Réveil, malgré son penchant mafieux, fait le trajet avec joie dans une page où la narration se contredit : "Le lendemain matin, ils vont chercher Monsieur Sale. C'est Monsieur Réveil qui va le chercher. (page 5)" Les célébrations sont si grandioses qu'elles s'échelonnent sur deux journées. Party, cinéma, émissions de télévision merveilleuses, tout y est pour un pèlerinage festif de rêve. Les invités ont un plaisir innommable, mais on sent chez Monsieur Sale un spleen que cette belle citation de Stendhal pourrait éclaircir :

Je ne [les] aimais pas assez pour oublier que je suis laid.

HOMMAGE À STANLEY KUBRICK

Alors qu'il planchait sur son nouveau film Full Metal Jacket (1987), Giguère rendit hommage au réalisateur Stanley Kubrick en multipliant les clins d'œil sur son œuvre à l'intérieur du plan de caméra de la page 7 (cliquer pour agrandir).


1. La violence gratuite de Monsieur Réveil envers Monsieur Sourire fait immédiatement penser aux bagarres de A Clockwork Orange (1971).

2. La blancheur étonnante de Monsieur Réveil rappelle inévitablement le corps gelé de Jack Nicholson dans The Shining (1980).

3. Le film Barry Lyndon (1975) est parsemé de duels de toutes sortes.

4. Le fameux monolithe de 2001 : A Space Odyssey (1968).

5. La position graphique de Monsieur Sourire avec la roche assommante en guise de couvre-chef constitue la silhouette parfaite d'une bombe semblable à celle de Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1964).

Kubrick lui-même souligna subtilement La Fête de Monsieur Sale dans une scène dramatique de Full Metal Jacket où Grosse Baleine est battu à grands coups de... barres de savon !


LECTURE PUBLIQUE


En 1986, tous les albums de la série Monsieur furent lus à l'École Vanier (Chicoutimi-Nord) après la récréation du vendredi après-midi. L'enseignante disposa les cinq titres de la collection sur le rebord métallique du tableau et en fit la lecture à tous les compagnons de classe de Giguère. Un grand jour pour l'auteur. Il ne signa aucun autographe, mais un jeune ami lui offrit cinq dollars pour obtenir La Fête de Monsieur Sale. Giguère fit preuve d'une grande sagesse et conserva l'album en faisant fi de la forte somme d'argent pour l'époque. Il aurait pu se procurer mille et une choses, mais son patrimoine aurait inévitablement terminé sa vie au fond d'une poubelle oubliée. Le Gouvernement Canadien félicita le geste giguérien en publiant une brochure de conscientisation à la sagesse. Malheureusement, seul le recto nous est parvenu.

LE PERSONNAGE

MONSIEUR SALE



La Fête de Monsieur Sale
(1985)



À la fois le personnage le plus simple de la saga Monsieur mais le plus long à dessiner, Monsieur Sale aurait été inspiré, selon plusieurs, par le garçonnet Pig-Pen des aventures de Charlie Brown (Peanuts). D'autres y verraient plutôt une représentation du chaos ou l'oeil d'une tornade. Enfin, seul Étienne Debasétage dans son J'ai marché sur Monsieur Sale (Éditions Pieds Doubles, 1995) croit fermement que le célèbre fêté "n'est qu'un moton de poils et de poussière" (page 3).


L'OEUVRE


Page 1 : "Si vous sortez de chez-vous [sic] et vous faite [sic] 777 kilomètres
allez voir une maison."


Page 2 : "Monsieur Sale est sale. Il salie [sic] tout le monde."


Page 3 : "Demain c'est la fête de Monsieur Sale.
Tout le monde la oublier [sic]
."


Page 4 : "Mais non tout le monde prépare une suprise [sic]."


Page 5 : "Le lendemain matin ils vont chercher Monsieur Sale.
C'est Monsieur Réveil qui va le chercher.
"


Page 6 : "Et tous les amis font une fête."


Page 7 : "Et ils vont au cinéma."


Page 8 : "Et le cinéma est terminer [sic]."


Page 9 : "Le lendemain soir les amis écoutent Félix et Ciboulette.
Après ils écoutent les Schtroumpfs.
"


Page 10 : "Et à 7:00 ils écoutent Peau de Banane."


Page 11 : "Et il [sic] vont se coucher."


Page 12 : "Et il se réveille à 10:00 du matin."


À venir : Le Rêve de Monsieur Programme (1985)

1 commentaire:

  1. L'expérience immersive qu'offre la Fête de Monsieur Sale évoque pour moi l'anthropomorphisme du huitième art dans toute sa nature scabreuse et jubilatoire, dans un célébrant deuxième niveau.

    La plume précise de Giguère et son audace graphique, qui n'a rien à envier à Schiele dans sa cristallisation de la misère corporelle, déploient une fable sensible où le protagoniste, d'abord représenté comme bipède malheureux et délaissé, parasite littéralement les objets ludiques de son entourage pour s'extraire littéralement de sa propre substance. Le lecteur y trouvera une analogie que transpire à grosses gouttes notre société actuelle: la projection de l'individu solitaire dans ses médias de contemplation pour vivre la transcendance. Giguère réalisait en 1985 un exploit visionnaire, bien que les cotylédons de ce tableau social fussent sans doute une source d'inspiration.

    Ainsi, tout au long du récit, on verra Monsieur Sale devenir un élément de décor au cinéma (p.7), le contour d'une télévision (p.10-11) et même un lit(p.11), évoquant dans une fresque désarmante l'hypnose analgésique du cinéma, de la télévision et de l'onirisme, ultime vecteur du phénomène projectif.

    Le tracé de Monsieur Sale est d'ailleurs respecté pour toutes ces manifestations, jusque dans la cohérence des coloris.

    Giguère pousse la critique sociale plus loin: en excluant Monsieur Sale des scènes festives, et en représentant celles-ci par leur matérialisation exclusivement visuelle (une pile de cadeaux, des ballons en suspension), on pourrait penser que l'isolement du personnage est maintenu, comme une maladie pulsative, mais Giguère campe Monsieur Réveil, tout sourire (p.5), pour faire jaillir un sursaut d'espoir, soulignant aux Kafka, Bove et Flaubert de ce monde que l'intériorisation n'est qu'une plaisanterie que l'on joue à soi-même.

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